[Portrait] Graça, une brésilienne « toute noire »

C’est avec une pensée certaine pour les températures négatives et le manteau de neige qui étreignent nos chères villes françaises qu’IEP Mag publie aujourd’hui un portrait empli de chaleur, humaine. L’entretien ayant véritablement charmé la rédaction et se suffisant à lui même, nous vous laissons à la lecture de ce petit moment hors du temps sans plus de fioriture.

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Nous sommes à Rio de Janeiro, au Brésil. Je vis ici depuis cinq mois, mes études m’ont amenée dans cette nouvelle ville qui est devenue ma ville. En plus des rues et de la langue, je découvre et je rencontre des gens. Ils habitent cette ville qui tenait, il y a peu, plus de la fiction que de la réalité. Au fur et à mesure que cette ville se dévoile, ses personnages deviennent des personnes. Voici l’histoire d’une de ces silhouettes qui se transforme en visage amical.

Graça est femme de ménage dans la pousada ((Une sorte d’auberge)) où j’ai loué un lit pendant deux mois, à mon arrivée à Rio. Elle y vient un jour sur deux pour faire le ménage, changer les draps, vider et laver l’évier de la cuisine, car la plupart des personnes de la maison ne font jamais leur vaisselle. Graça est une petite femme qui fait plus de vent que ce qu’on pourrait attendre d’elle. Elle ne dépasse pas le mètre cinquante-cinq, vient le plus souvent vêtue d’un cycliste bleu moulant et d’un marcel turquoise tâché et trop grand pour elle. Et pourtant, Graça, elle déménage.

Elle est toujours de bonne humeur. Elle allume la radio à fond les ballons dès neuf heures du matin alors que la plupart de la maisonnée dort encore. Elle danse et elle chante en passant le balai. J’ai été quasiment incapable de communiquer avec elle pendant la période que j’ai passé dans cette maison, car je ne parlais pas portugais en arrivant. Elle ne connait que cette langue, et pourtant, elle arrivait à se faire comprendre, en mimant, en sautillant en modulant sa voix pour insister sur les mots importants, chose que j’ai rarement vue chez une personne qui ne se sait pas ce que c’est que d’être perdu dans une traduction. Donc malgré le fossé linguistique qui nous séparait, nous avons doucement réussi à nous comprendre et à nous entendre.

Sa voix grave et abîmée par la cigarette transperce les trois étages de la maison sans peine.

Graça adore les émissions trash et pathos, celles qui passent un peu toute la journée sur TV Globo ((Principale chaîne nationale de télévision.)). Donc quand elle est dans la cuisine, elle chante par dessus la radio, et quand elle fait le ménage à l’étage, sur la terrasse qui a une vue magnifique sur le vieux Rio et ses immeubles colorés qui rivalisent d’originalité architecturale, elle met la télé et fait un tas de commentaires : «Caramba!», «O que linda!», «O que tristeza…». Sa voix grave et abîmée par la cigarette transperce les trois étages de la maison sans peine, impossible d’en louper une miette. Parfois, elle venait me chercher jusque dans ma chambre pour que je vienne voir un reportage qui passait à la télé, et, selon les jours, il était question d’un enlèvement d’enfant, de l’assassinat d’une prostituée, ou de tel ou tel crime commis par un footballeur.

Ce que je trouvais le plus étonnant et enthousiasmant c’est qu’elle me parlait tout le temps et faisait comme si j’étais en mesure de tout comprendre; et ce même si j’étais dans un jour «sans», c’est-à-dire un jour où j’avais beau me concentrer de toutes mes forces : mes yeux restaient ceux d’un merlan frit qui veut comprendre mais ne peut pas. Le sujet principal de ces conversations étant… «Pedro», le gérant de notre maison d’hôtes. Les frasques de Pedro ne sont pas à relater glorieusement ni même à dénoncer, mais il faut mentionner qu’elles donnaient matière à grignoter pour qui aime le verbe et a, face à lui, un public de merlans frits aux oreilles ouvertes.

J’ai eu un pincement au coeur quand j’ai dû partir de cette maison; j’avais trouvé moins cher, plus grand, plus intime et moins gringo. J’avais passé mes deux premiers mois dans cette maison et j’avais réussi à prendre mes premières habitudes de cariocas. J’ai eu peur de ne plus jamais revoir Graça alors qu’elle était devenue un concentré brésilien de maman et de grand-mère pour la déracinée que j’étais.

Il était clair que j’allais venir la revoir et que je n’allais pas l’oublier.

Elle nous avait bien surpris déjà quand Jason avait quitté la maison, quelques jours avant moi; ses yeux s’étaient mouillés de larmes, elle s’était recroquevillée sur elle-même dans un petit coin du couloir en le regardant traîner ses valises dans la rue. Alors Jason, qui n’est pas particulièrement démonstratif, était allé la voir pour la consoler tant qu’il pouvait et lui promettre de lui écrire. Elle l’avait pris dans ses bras et serré très fort avec de gros sanglots dans sa respiration, ce qui avait achevé de le mettre mal à l’aise. Je m’attendais bien à des au revoirs humides moi aussi, mais je ne m’attendais pas à cette matinée de larmes, ces sanglots dans le taxi pour ma nouvelle maison et autant de câlins. Il était clair que j’allais venir la revoir et que je n’allais pas l’oublier.

Je suis passée dire bonjour de temps en temps ensuite, pour lui présenter mon frère et lui apporter de petits cadeaux, mais le temps est ce qu’il est, et inévitablement, au bout de quelques semaines, est venu le jour où j’ai oublié de passer et je n’y suis plus retournée. Ma nouvelle vie a pris le dessus, et je n’ai plus donné de nouvelles pendant deux longs mois.

Un matin, je me suis dit qu’il était temps que je donne la parole à Graça. Je parle enfin portugais, c’est l’occasion de me frotter à nouvelle histoire, et Graça des histoires elle en connais des tas. Je n’étais pas certaine que le numéro qu’il me restait d’elle était le bon, mais puisque tout reposait là-dessus, je tente tout de même et l’appelle. Bingo c’est bien elle! Je lui propose donc que nous nous rencontrions dans un café pour que je fasse une interview d’elle et qu’elle me raconte sa vie. Nous convenons d’un rendez-vous, auquel elle se présente plus d’une heure et demie en retard, à la brésilienne, et allons boire un cafezinho dans une lanchonete ((L’équivalent de nos bistrots.)). Le café fait le coin entre deux rues très passantes et il y règne un boucan infernal. Les bruits sont stridents, métalliques et imprévisibles, alors on ne peut pas s’empêcher de fermer les yeux de manière intempestive toutes les dix secondes, dès qu’un nouveau bruit inattendu retentit. Graça n’a pas l’air incommodée pour le moins du monde, sa ville est bruyante, elle s’y est faite depuis longtemps.

C’est un honneur de pouvoir l’interviewer, et j’espère ne pas la décevoir.

Lorsque nous sommes installées, elle m’annonce d’un air presque solennel qu’elle a déjà refusé plusieurs interviews mais que, cette fois-ci, puisqu’elle m’aime bien, elle est d’accord; il s’avèrera plus tard qu’il s’agissait d’un seul entretien pour le mémoire d’une étudiante en anthropologie. J’entends toutefois que c’est un honneur de pouvoir interviewer Graça, et j’espère ne pas la décevoir.

Elle s’est mise sur son trente et un. Elle a fait natter ses cheveux avec des extensions, s’est planté deux perles de nacre dans les oreilles; elle est très souriante et bombe le torse. La conversation s’engage en quelques secondes sur Pedro (le propriétaire de la pousada où j’habitais et où elle est femme de ménage), son sujet de prédilection. Graça m’apprend que l’auberge est sur le point de fermer : les propriétaires ont vendu l’affaire et Pedro s’éloigne dangereusement des bonnes moeurs… Elle a un petit air malicieux que j’interprète comme un air de vengeance face à cet homme qui a été son patron pendant les trois dernières années, et qui la payait au lance-pierre. Même si le destin s’est apparemment chargé de lui faire justice, elle se retrouve maintenant sans emploi, c’est le revers de la médaille à sa petite vengeance.

J’apprends que Graça est née ici, dans le centre historique de Rio de Janeiro, elle a grandi à Gloria, Rua do Catete, tout près de Lapa, où elle travaille le plus souvent et où nous sommes en train de déguster un café. Impossible de lui en faire dire plus sur son enfance, sur sa famille, et pourtant j’aurais bien aimé qu’elle me raconte le Rio des années 70 et ses souvenirs. Elle n’a quitté le quartier que depuis quelques mois, contrainte et forcée, suite à l’évacuation musclée par un commando de la municipalité de l’immeuble où elle vivait avec sa famille : le bâtiment menaçait apparemment de s’effondrer. Cette petite femme pleine de vie est donc une carioca, une vraie de vraie, et elle se sent exilée dans son nouveau quartier, plus au Nord, au nom douloureusement ironique de Bonsuccesso.

Puisque sa mère n’a pas de retraite, elle doit la soutenir financièrement… Ce qui l’empêche de préparer ses vieux jours.

Maintenant elle vit seule, mais elle doit honorer le loyer de sa mère en plus du sien, et aide sa propre fille, qui a trente-sept ans et un petit garçon de six ans, à boucler son budget. Pour joindre les deux bouts, Graça a tout fait. Elle a vendu des canettes aux gringos qui font la fête jusqu’à l’aube dans les rues de Lapa, elle a vendu des oranges sur les marchés et des cigarettes sur la page. Aujourd’hui, elle court d’un appartement à l’autre pour faire des ménages, se trimballant avec sa petite boîte à manucure pour récolter 10 ou 15 R$ ((Dix reals équivalent environ à quatre euros cinquante.)) par-ci par-là… Tout cela suffit à peine à couvrir ses frais, et elle n’a pas assez pour acheter la pommade ophtalmique que les médecins ont prescrite à sa mère, pas assez pour faire les examens médicaux que requiert son insuffisance cardiaque, et pas assez non plus pour cotiser à la caisse nationale de retraite. Elle participe sans rien pouvoir faire à un cercle vicieux bien huilé. Puisque sa mère n’a pas de retraite, elle doit la soutenir financièrement. Cette première contrainte l’empêche de préparer ses vieux jours, or elle n’ose pas compter sur sa fille pour s’occuper d’elle le moment venu car cette dernière à déjà besoin d’elle pour nourrir son petit-fils. Graça ne sait pas où elle va et ne préfère sans doute pas le savoir. En attendant, elle négocie tant qu’elle peut pour gagner du de temps sur ses créanciers et elle fait les yeux doux pour se faire offrir des cigarettes.

Cela fait une demie-heure que nous bavardons, et Graça s’est enfin détendue. Ses épaules sont redescendues un peu, elle s’est installée dans une position plus naturelle, ses yeux ont repris leur forme de croissant de lune renversé, et elle s’est remise à ponctuer ses phrases de rires intempestifs. Cette femme de cinquante-cinq ans qui en fait dix de plus a trouvé sa place dans la conversation. Je sens qu’elle change d’état d’esprit. Je n’ai plus besoin de lui poser de questions, elle a pris le relais et jongle d’un bout d’histoire à l’autre.

Graça attribue son infortune à sa couleur de peau. Elle a un air grave quand elle me dit ça, elle me fixe droit dans les yeux : «Si toi et moi on se présente à un poste de femme de ménage, c’est toi qui l’emportes.». Elle a pris mon bras et elle touche ma peau avec son index et son majeur, elle lève les yeux vers moi :

«– Pourquoi à ton avis?

– Parce que je suis blanche?

– Parce que tu es blanche, toute blanche.»

Je sais que ce constat ou cette accusation n’a rien d’original, on sait tous que dans l’inconscient collectif le blanc c’est mieux, c’est plus chanceux, mais c’était la première fois qu’on me le disait clairement et simplement, et rien qu’à moi. C’est la première fois que le souvenir de l’esclavage, le métissage, le racisme pas avoué me saute au visage.

Je comprends que Graça est restée nostalgique de la dictature, un sentiment partagé par beaucoup.

Ensuite, sans transition, elle entreprend de m’expliquer que la société d’aujourd’hui est une machine à faire des ladrões (des voleurs) : «Lapa ((Lapa est un vieux quartier du centre de Rio, il est connu pour ses bars, ses prostituées et ses pick-pockets; depuis environ quatre ans, la municipalité carioca a employé des moyens impressionnants pour «sanitariser» le voisinage et sécuriser cette partie de la ville.)) n’était pas un lieu de débauche et de drogués, avant». J’essaie de savoir quel est cet «avant», ça n’est pas la première fois qu’elle y fait référence, mais je n’arrive pas à comprendre si elle parle du régime militaire ou du gouvernement Lula ((Luiz Inacio Lula da Silva, du Parti Travailliste, arrivé au pouvoir en 2002.)). Impossible de savoir exactement de quelle période elle parle. Mais je comprends que Graça est restée nostalgique de la dictature, un sentiment partagé par beaucoup. Le Brésil a connu un régime dictatorial avec à sa tête une junte militaire pendant plus de vingt ans (1964-1985). Cette période est marquée par la restriction des libertés individuelles et, entre autres, les nombreuses disparitions des opposants politiques. Dilma Roussef, la nouvelle Présidente de la République qui entrera en fonction en janvier 2011, était membre de la résistance au régime de l’époque, et fut torturée et emprisonnée à ce titre, détail non négligeable de sa popularité politique.  Cependant, et curieusement, beaucoup de brésiliens se souviennent des bons cotés de cette période, cet «avant». Les emplois ne manquaient pas (époque des «grands travaux» et essor économique), les valeurs étaient nobles et fortes (respect du catholicisme et, très curieusement, des valeurs démocratiques), et les factures et impôts plus faciles payer : «Avant je n’allais qu’une seule fois par mois payer toutes mes factures, maintenant c’est plusieurs fois par semaine.». Graça fait ici référence au système de règlement des factures qui m’a étonné en arrivant ici : les notes vous sont toutes envoyées par courrier, et vous devez ensuite vous rendre à un guichet (dans les banques, les supermarchés et les loges de jeux d’argent) pour régler ces factures, ce qui peut prendre beaucoup de temps car il faut souvent faire la queue.

Enfin, Graça conclue sur une grande pensée : «Les voleurs ne naissent pas dans la rue, c’est cette société qui est une école de voleurs». Ses yeux sont brillants, elle les a baissés. Je décide que l’interview est terminée, j’en sais maintenant beaucoup sur la vie de cette petite femme de ménage toute noire. Je lui offre le café, et l’embrasse bien fort. Elle s’en va en faisant clac-clac avec ses tongs, elle bombe le torse à nouveau, la tête haute. Quelques secondes plus tard je dois lui courir après : j’ai oublié de prendre une photo. Heureusement, la voici.

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Article et photos : Sarah-Lou Lepers – Sciences Po Strasbourg – Article également publié sur son blog.



2 commentaires

  1. GC dit :

    Regretter la dictature ?
    Les brésiliens lui préfèrent tous Lula quand même. Étant brésilien moi-même, je trouve que plupart a surtout une dent contre Fernando Henrique Cardoso et sa politique de rigueur.

    Cela dit, il est vrai que c’était une époque bien meilleure que ce qui est dépeint dans les livres aujourd’hui.


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