De l’incorrection en politique

(ou comment promouvoir la pensée unique anti-système)


Le langage politique a parfois des raisons que la raison ignore. Des mots, des expressions ou des concepts font régulièrement leur (ré)apparition, se chargeant d’un nouveau sens, pour être ensuite mis au coeur du débat politique. Les acteurs politiques (que ce soient des élus, des intellectuels, des artistes ou de simples spectateurs) se servent ensuite de ces concepts opérationnels comme d’armes qui leur servent moins à décrire la réalité sociale qu’à imposer leur analyse, et à agir. Deux concepts qui sont de parfaits exemples de cette pratique sont les concepts de droite et gauche, qui permettent de classer les hommes politiques et donc de les juger.

Les années 2000 ont vu naître un nouveau concept opérationnel, ravageur, qui témoigne d’une nouvelle façon d’appréhender la politique. D’une façon générale, il s’agirait de détrôner les vieilles catégories de droite et gauche, et de vider le débat politique de toute interférence idéologique, pour ne plus l’appréhender que comme un débat purement technique, conformément à l’adage selon lequel « Il n’y a pas d’idées de gauche ou de droite mais des idées qui marchent et des idées qui ne marchent pas ». Le concept qui en découle est, paradoxalement, le concept de politiquement incorrect.

En effet, si l’on doit se sortir des interférences idéologiques qui nuisent au développement libre des « idées qui marchent », alors on peut se revendiquer de l’incorrection, c’est à dire que ce que l’on dira, même si cela heurte, choque ou blesse, ne sera pas motivé par une appartenance idéologique ou partisane, mais par une analyse objective des faits. A l’inverse, celui que l’on n’évitera pas de taxer de bien pensant, ou politiquement correct sera critiqué en ce qu’il est trop ancré dans son petit monde idéologique et ne peut en conséquence pas aller regarder « la réalité en face ».

Gouverner, disait Mendès-France, c’est choisir.

Or, l’objectivité n’est pas, n’a jamais été, et ne sera jamais la caractéristique majeure du champ politique. Le combat démocratique pour le pouvoir inclut une part de mauvaise foi, la mise en exergue de certains problèmes au détriment d’autres, pour servir une vision du monde qui ne peut aller sans ses parts d’ombre. L’exemple-type est, ici, celui de la justice : doit-on privilégier une justice forte, une politique de tolérance-zéro et une dureté totale envers les délinquants, ou au contraire mettre l’accent sur le contexte, et par conséquent chercher avant tout à s’en prendre aux causes du crime plutôt qu’au criminel lui-même ? Si le juge ne doit pas, c’est sa mission, accorder de préférence à la victime ou au coupable, l’homme politique ne peut pas ne pas choisir. Quand Nicolas Sarkozy, le ministre, puis le président, cherche à justifier un durcissement de la loi pénale, il le fait toujours en s’appuyant sur un exemple de crime « barbare », et en invoquant la victime, sa famille ou son entourage. A l’inverse, le principal reproche fait à la vision dite angéliste de la criminalité est qu’elle ne cesse de répéter comme un mantra qu’il ne faut pas condamner le jeune délinquant péri-urbain, mais la situation catastrophique et sans issue dans laquelle il se trouve.

Gouverner, disait Mendès-France, c’est choisir. Il faut toujours, pour mettre en place un programme politique, faire des choix : traitement économique du chômage ou traitement social, dureté sur les criminels ou sur les situations, responsabilité individuelle ou collective…. Ces choix sont fondamentalement des choix idéologiques : ils relèvent non pas d’une appréciation en termes d’efficacité (en politique comme en médecine, la panacée n’existe pas), mais d’une vision du monde générale qui explique ce dernier.

« L’idéologie du bon sens » ne nécessite évidemment aucune explication ni aucun argumentaire.

Ce que font les tenants de l’incorrection, c’est précisément faire passer ces choix idéologiques dont on ne peut se défaire pour des éléments factuels tenant à la nature même du réel. Ils revendiquent ce que l’on pourrait appeler « l’idéologie du bon sens » pour justifier leurs prescriptions. Ce système ne nécessite évidemment aucune explication ni aucun argumentaire. Etant élémentaire, il dresse comme une évidence l’idée que toute personne s’y opposant fait acte de mauvaise volonté ou de mauvaise foi. C’est ce qu’il se passe, par exemple, avec les adeptes d’Eric Zemmour (je dis « adeptes », parce qu’ils se comportent comme tels : n’ayant rien lu de leur maître ou de ses adversaires, ils acceptent ce qu’ils l’entendent dire comme une parole sacrée et la répètent telle quelle sans la réfléchir, en idéalisant leur maître et en réduisant toute attaque à ses idées à une attaque contre sa – leur – personne ; c’est une forme de dévotion).





Eric Zemmour

Eric Zemmour




En prétendant se dresser contre un système qui les opprimerait, les incorrects oublient une chose : qu’ils sont minoritaires. En France, l’incorrection ne revient pas à s’opposer à la politique gouvernementale impitoyable envers les travailleurs étrangers illégaux, mais à l’applaudir. Cependant, et bien qu’ils ne fassent que défendre la majorité, les incorrects se mettent en scène comme des victimes, des minoritaires, que l’on voudrait à tout prix bâillonner. C’est le cas d’intellectuels (Bernard Henri Lévy et Michel Houellebecq écrivant Ennemis publics) mais aussi de commentateurs du commun, comme on en trouve une quantité sur internet. Un exemple frappant est celui d’un de ces commentateurs, qui décrivait la situation des Blancs en France comme étant la même que celle des Juifs allemands dans les années 30-40. On croit rêver !

Mais en allant plus loin, le plus grand crime de l’incorrection est qu’elle est en train, peu à peu, de tuer le processus démocratique : en supprimant (en apparence) le choix de la vie politique, en spoliant la place de la minorité (du moins dans les esprits), en faisant taire toute opposition, représentée comme une mauvaise foi ou une cécité, les incorrects transforment la démocratie en un système où ceux qui ont « les idées qui marchent » viennent voir ceux qui ne les ont pas pour les leur imposer avec suffisance et mépris. Peu importe, dès lors, que leurs idées convainquent, tant qu’elles s’appliquent. De la conviction à la persuasion, le politiquement incorrect est en train, peu à peu, de nous enfermer dans un système où le seul choix politique légitime sera de crier « Haro sur le baudet » avec tout le monde, sous peine de se voir soi-même coller au pilori.

Griswald Vlakos (pseudonyme) – Sciences Po Aix ((L’opinion développée n’engage que son auteur et non pas la rédaction.))



3 commentaires

  1. Flavien dit :

    Je suis essentiellement d’accord avec cet article bien structuré et élégant, mais je pense qu’il va trop loin dans la généralisation. Si le politiquement incorrect est bien celui qui nie le spectre gauche/droite, je pense que c’est parce qu’il ne trouve pas satisfaction dans un clivage qui semble de plus en plus être le fruit de l’imagination d’un petit nombre, notamment lorsque l’on sait que l’UMP et le PS votent à 90 % de manière similaire au Parlement européen. En lui-même, ce spectre politique est artificiel, comme tout autre, je pense personnellement que cela a plus de sens de se qualifier de gaulliste, socialiste, libéral, communiste, nationaliste ou conservateur (et bien d’autres). Le problème avec ces « étiquettes » est qu’elles n’ont pas la même valeur entre elles et sont plus difficilement classifiables ; ont trouve des libéraux aussi bien à gauche qu’à droite (d’ailleurs, parle-t-on de libéraux sur le plan social ou économique ?), tout comme les gaullistes ne sont pas, à strictement parler, à gauche ou à droite, mais combinent des éléments qui pourraient relever des deux côtés du spectre. De même, je ne vois pas en quoi un nationaliste serait automatiquement de droite. Enfin, le spectre français n’est pas le spectre britannique, américain ou allemand, ce qui ne facilite pas la tâche. Leur valeur est ensuite différente, car certaines de ces qualifications correspondent à des doctrines structurées et à des idéologies complètement développées, d’autres sont plus lâches et voltigent autour d’un noyau dur de valeurs sans impliquer une ligne de conduite systématique (conservatisme et gaullisme notamment). L’idéologie du « bon sens » comme elle est nommée dans l’article est plus communément qualifiée de « pragmatisme », comme le souligne l’auteur, elle ne saurait se substituer à une idéologie constituée, en elle-même, l’appellation est trompeuse, car le pragmatisme, malgré sa fragilité, est aussi une doctrine, aussi bornée et confinée que tout autre (Friedrich Hayek a écrit sur le sujet dans ‘The Road to Serfdom’). Je suis d’accord sur ce point, même si je pense qu’une mesure de pragmatisme est nécessaire, notamment sur des aspects économiques, et que l’examen d’une situation quelconque doit forcément être opéré dans la considération du contexte et des circonstances présents, ce qui se fera nécessairement au travers d’un spectre ou d’une Weltanschauung particulière, mais éviterait de trop coller à une idéologie préconçue et ne pouvant apporter des solutions partout du fait de sa rigidité (quelle qu’elle soit par ailleurs), enseignement primordial d’Edmund Burke. Cela ne doit pas empêcher de se réclamer d’un noyau dur de valeurs ou d’une tradition, mais un équilibre doit être trouvé.

    Enfin, je pense aussi que l’article est un peu injuste envers les « adeptes » d’Eric Zemmour. Si je reconnais volontiers que nombre de personnes ayant de la sympathie pour M. Zemmour n’ont probablement jamais lu un seul de ses livres, il n’en va pas de même pour tous ; je suis personnellement en accord avec bon nombre des idées de M. Zemmour (bien que je diffère sur sa vision un peu étriquée du monde anglo-saxon, du capitalisme ou de l’obsession universaliste) et cela a été le résultat d’une lecture approfondie des oeuvres de cet auteur que je ne me serais permis de juger, positivement ou négativement, sans l’avoir lu.

    Pour terminer, je n’ai pas l’impression que les « incorrects » sont en train de tuer le système, bien au contraire, je pense que ce sont les partis dits conventionnels qui tuent la démocratie ; lorsque l’on voit l’UMP et le PS ne faire qu’un, pour donner un exemple parmi tant d’autres, pour faire la chasse à ceux qu’ils appellent « euro-sceptiques » au Parlement européen ou faire taire l’opposition au paquet en direction de la Grèce, j’y vois un conglomérat politique destiné à étouffer le débat et criminaliser la dissension, tout comme ces députés européens qui se levèrent lorsque Vaclav Klaus commença à s’exprimer, quittant la salle sans prendre la peine et le respect élémentaire de l’écouter. Que sont les lois limitant la liberté de parole si ce n’est un symbole d’une pensée unique ? Malgré la répugnance de ces propos, pourquoi le négationnisme est-il interdit, alors qu’il suffirait de planter un historien sur un plateau télévisé en face d’un négationniste (pourvu que l’historien en question ne soit pas Faurisson, évidemment) pour démonter une argumentation qui est finalement simpliste en un rien de temps ? La criminalisation de certains propos et l’autorisation d’autres, à l’exception d’interdictions légitimes ayant trait à l’incitation à la violence, n’a pas lieu d’être dans une démocratique authentique, nonobstant les prescriptions de la DDHC qui permet à la loi de limiter la liberté d’expression, certains droits sont davantage qu’un peu d’encre sur du papier et sont même naturels et inaliénables. Même si je partage nombre d’observations de cet article, je ne peux être d’accord sur sa vision du « politiquement incorrect », résolument négative et injuste envers ces personnes qui veulent se sortir d’un spectre étroit et fade. L’auteur le dit lui-même ; le « politiquement incorrect » est minoritaire, dans ces conditions, comment pourrait-il alors imposer ses modes de pensée comme l’auteur l’avance ? Cela serait par ailleurs admettre une homogénéité du camp du « politiquement incorrect », alors que celui est tout à fait hétéroclite. Il s’agit davantage pour ces personnes de casser CE spectre politique plus que de détruire la polarisation politique en soi, laquelle existera toujours, malgré les affirmations des « pragmatistes » (et c’est là où je suis finalement en symbiose avec l’auteur : le « pragmatisme » est une doctrine qui refuse les doctrines, cela peut sembler une tautologie, mais les « pragmatistes » ne sont pas aussi logique qu’il y paraît).

  2. H de K dit :

    J’allais commenter, mais Flavien s’en est brillamment chargé. Je serai donc bref : entièrement d’accord avec ce qu’il écrit.

  3. G.V. dit :

    Je suis content de voir que mon article fait réagir, et encore plus content de trouver une personne qui me contredise. Je ne pense pas, cependant, que Flavien ait raison sur un point. A mon avis, le terme « politiquement incorrect », s’il a à une époque désigné une posture (qui se voulait l’inverse du « politiquement correct »), le sens de ce terme a largement glissé aujourd’hui. Je pense, d’après les rencontres que j’ai dans les médias avec ce terme, qu’il recouvre aujourd’hui une seconde réalité, en étant employé non pas comme la dénonciation de consensus mous (qui est un nerf de la démocratie), mais comme la dénonciation de ce que l’on pourrait appeler « l’angélisme politique », en particulier en matière sécuritaire et en matière d’immigration.

    Si j’ai bien compris Foucault (et c’est une affirmation que je mets entre parenthèses), l’épistémè dominant est toujours homothétique aux relations de pouvoir. Notre prof de sciences humaines faisait le parallèle avec la notion de « rapport de domination » chez Marx. Il n’est pas possible, selon cette analyse, que le domaine des idées soit dirigé par un courant minoritaire politiquement. On comprend aisément pourquoi : si la majorité des français (y compris les experts) pensaient comme Bernard Friot que les caisses de la Sécurité Sociale sont structurellement saines, personne ne voudrait les réformer, par exemple.

    Je sors de cette parenthèse pour expliquer mon point de vue : j’ai rencontré trois fois le terme « politiquement correct » (ou une expression s’en rapprochant) ce dernier mois : deux fois dans une interview de Brice Hortefeux, une fois dans une tribune de Frédéric Lefebvre. Sur facebook, les groupes prônant le politiquement incorrect (ou du moins ceux que j’ai trouvé) prônent pour beaucoup des idées gouvernementales. Globalement, j’ai l’impression (mais ce n’est qu’une impression) que le fameux « système politiquement correct » dénoncé est celui de l’opposition (à qui l’on reproche justement son manque de novation). D’où la question que je me pose : Comment ces gens peuvent-ils être arrivés au pouvoir (sur le programme de la fameuse « droite décomplexée ») en restant minoritaires sur le plan des idées ? Comme je ne trouve pas de réponse, je pense que c’est une fumisterie. Mais il faut savoir être juste : il est vrai qu’avec les affaires à France Inter de ces dernières semaines, le terme a retrouvé sa première acceptation pour désigner l’humour des licenciés.

    Pour ce qui est d’un autre argument, celui de la fermeture de la pensée par une idéologie dominante, je suis totalement d’accord avec vous sur ce point. Il faut que toutes les idées (même celles de Faurisson) s’expriment. Ce dont j’ai peur, c’est que l’on se serve d’une lutte apparente contre la pensée unique pour en créer une nouvelle (d’où le titre de mon article : « pensée unique anti-système », on nie le système pour imposer le sien qui est tout aussi partial, tout aussi dogmatique et probablement tout aussi inexact, puisque toute lumière entraîne sa part d’ombre). Sur la question du pragmatisme, j’avoue ne pas avoir lu tout le livre de Hayek, et être passé rapidement sur certains passages. Néanmoins, j’ai le sentiment (et ce n’est, encore une fois, qu’un sentiment) qu’il faut se méfier des vérités trop vites affirmées, et imposées par le système du tampon : on tape fort et tout le temps, ça finira bien par s’imprimer. Le « bon sens » est toujours un sens, il ne s’agit pas, à mon avis, d’oublier qu’il n’y a pas de « solution parfaite » à un problème, et certainement pas de consensus. C’est la source même du débat politique : si tout le monde est d’accord sur le problème, et la solution à lui apporter, alors il n’y a pas vraiment d’intérêt à être en démocratie. De même, casser un clivage peut être une bonne chose, et ouvrir de nouveaux horizons. Mais casser un clivage idéologique qui l’est encore un peu, pour diviser le camp politique entre le « camp du vrai » et le « camp du faux » (que le diviseur soit de gauche ou de droite, d’ailleurs) est peut être risqué du point de vue de la liberté à laquelle les « incorrects » prétendent.

    Enfin, ne vous en faites pas pour M Zemmour. Je suis bien conscient qu’il y a des gens qui lisent ses livres et réfléchissent vraiment sur ceux-ci, leur inspiration et leur courant. Mais il en va de Zemmour comme des nouveaux philosophes : c’est moins ce qu’il écrit que le bruit médiatique qui le fait connaître. Il a à ce niveau parfaitement maîtrisé le « buzz ». Ca ne l’empêche pas d’être un essayiste que l’on lit. Tous ceux qui se réclament de lui ne sont pas des moutons bêlants, loin s’en faut. De même, et j’aurais peut être dû le préciser dans l’article, l’incorrection dont je parle est une des (nombreuses) formes d’incorrection, et mon raisonnement ne concerne évidemment que cette incorrection précise.


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