Hors du gaullisme, point de salut ?

Général de Gaulle

Nouvelle péripétie des relations houleuses entre l’exécutif et l’Education nationale, le programme du baccalauréat de Littérature de l’an prochain est déjà contesté dans son corpus d’œuvres, sur l’inclusion ou non du troisième tome des Mémoires de guerre du général de Gaulle, Le Salut. Il en va d’une accusation de récupération, comme ont été soupçonnées l’histoire (Guy Môquet, le Moyen Âge recentré sur la Chrétienté…) et les refontes pédagogiques (la maternelle des couches-culottes, la « blague » de la section ES…).

A priori, la présence de cet opus dans le corpus d’œuvres, entre Homère et Samuel Beckett, peut être dérangeante. Ecrit a posteriori et non sur le vif, dans une prose classique, latine, certes sobrement élégante, ce récit mi-martial mi-autobiographique défendu par Romain Gary et descendu par Roland Barthes n’est pas consensuel, historiquement comme stylistiquement. Il demeure surtout un support politique, certes brillant, davantage qu’un objet ponctuel et mineur d’étude littéraire : il dépareille donc dans le programme de Littérature, face à des œuvres qui n’ont pas les mêmes prétentions.

L’y placer n’est pas non plus un moyen de faire du gaullisme un monument historique, puisqu’au moins le nom a survécu à son inspirateur, donnant tort à André Malraux. Ni consécration, ni rappel coïncidant avec une majorité de droite, ni Salut politique, il ne sera destiné qu’à des études littéraires, et non à l’exégèse historique étrangère aux lycées. À son corps défendant, ce tome des Mémoires de guerre suscite des suspicions de résistancialisme, mal de mémoire encombrant et alibi de campagne pendant près d’un demi-siècle, à l’ombre du leitmotiv du rang de la France.

Mais est-il question de faire du bac L une filière du S.A.C., quand le bac S serait privé d’histoire en Terminale et le bac ES un leurre professionnel, comme si un DSCG était dépourvu de cours de gestion ? Les choses sont peut-être plus complexes.

Premier chef d’accusation : l’œuvre est politiquement biaisée. L’argument est recevable, à condition de rappeler qu’Homère est un chantre du panhellénisme, que les surréalistes sont souvent philocommunistes, que les options politiques de Jacques-Bénigne Bossuet, Léon Tolstoï, Paul Claudel, Georges Bernanos et Louis-Ferdinand Céline ne sont pas conciliantes. Mesquines rancœurs. Le postulat que des œuvres étudiées doivent être politiquement, idéologiquement, spirituellement neutres est difficilement défendable, puisque cette neutralisation active se ferait sur une base républicaine bornée, destinée à de futurs citoyens ; quitte à sacrifier l’ouverture d’esprit et la confrontation des idées pour la liberté d’indifférence de l’enseignement… Il en va de même pour les soupçons de « moralisation » nationaliste par le culte des grands hommes, au risque de rappeler que l’auteur de l’œuvre n’est pas inhumé au Panthéon mais modestement à Colombey-les-Deux-Églises.

Deuxième point : la Littérature n’a pas vocation à être un cours d’Histoire bis. Les Mémoires du général de Gaulle sont exigeantes, soutenant une chronologie pointilleuse. Néanmoins, ce n’est pas un secret que la Seconde Guerre Mondiale et ses suites enjambent le programme d’Histoire des deux dernières années de lycée ; les lycéens sont donc bien mieux armés avec le général qu’avec le Genji Monogatari, voire qu’avec les épopées antiques sans le secours d’ouvrages de Pierre Vidal-Naquet et Paul Veyne. S’agissant d’une autobiographie, l’argument de l’histoire ne tient pas puisqu’elle est le premier outil critique du genre, non exclusif des comparaisons, des vues de courants et du style.

Troisième faille : le style, précisément, comme l’ampleur d’une œuvre de mémorialiste qui n’atteint pas les sommets de Saint-Simon. Non étudiées jusqu’à présent, ou réservées aux secondes zones des travaux littéraires, lesdites Mémoires de guerre demeurent un artefact du XXème siècle… Certes. Curieusement, la postérité et la fécondité n’empêchent pas les bacheliers de travailler sur des chansons de MC Solaar aussi bien que sur les églogues de Virgile ; à conservatisme sélectif, argumentation bancale. Rien n’empêche de chercher le fil du style gaullien, de son rythme, de sa remarquable sobriété, chez Chateaubriand, Hugo, Péguy ou Bergson. Rien n’empêche de critiquer les tournures peu originales qu’il emploie, la pesanteur éventuelle, l’usage de la troisième personne du singulier, ou de trouver de meilleurs mémorialistes. Mais encore faut-il pouvoir comparer et justifier, à la rigueur, sur ce point, que d’autres œuvres sont préférables, parmi celles qui effectivement la surpassent ; au risque de créer un musée de la Littérature fermé ou presque aux XXème et XXIème siècles.

Que reste-t-il pour la Littérature dans tout ceci ?

La culture vivante suppose les sources comme les ruptures. Elle se pétrifie sans la faculté de déplaire, de donner de l’urticaire, de bouleverser des hiérarchies et de confronter, d’évaluer. La littérature ne fait pas exception, et son enseignement dans le cycle secondaire comme ailleurs n’est pas fait pour aseptiser les consciences mais pour leur donner la capacité d’échange et de réflexion en art. Il en va de même que pour l’enseignement du fait religieux : sous prétexte de protéger la liberté individuelle en confondant information et prosélytisme, la lecture des textes et l’histoire des religions sont largement ignorées, ce qui aide davantage l’ignorance que la libre-pensée et la foi. Or, l’expression de choix va contre l’enthymème « A est politiquement engagé, donc A est prohibé pour B », dans la mesure où B, le récepteur, est nécessairement doté d’esprit critique.

Ce n’est que grâce à une telle ouverture que l’expression est éventuellement libre. Permettre aux lycéens de découvrir en philosophie autant Karl Marx que Søren Kierkegaard est louable ; il doit en aller de même dans les matières où la pensée comme le goût sont à défendre. Etudier l’écriture gaullienne n’est pas adhérer au gaullisme, ni être forcé à admirer cette personnalité historique majeure. Le gallocentrisme est un faux problème, puisque l’ouverture à la littérature mondiale _certes européenne et américaine davantage qu’asiatique et africaine pour l’instant_ est un principe estimable et affirmé : Diderot, Dickens et Lampedusa cohabitent comme Gogol, Hugo et Melville dans les programmes. Et les lectures des lycéens ne s’arrêtent pas aux livres imposés, pas plus que leur existence, par ailleurs.

Aucun argument anti-« politique » ne saurait être opposé à un tel choix. Plusieurs œuvres seraient esthétiquement plus enrichissantes, mais le tome 3 des Mémoires de guerre n’a rien à envier à la moyenne du programme de Littérature. Peut-être, même, offre-t-il d’autres passerelles pédagogiques que renie l’esprit étriqué de spécialisation, car les événements relatés (1944-1946) pèsent encore sur notre régime et notre système politique. Protester contre le manque de moyens, de cohérence et de conviction de l’enseignement est nécessaire ; protester contre ce programme seul est conformiste et de mauvaise foi, Jean-Paul Sartre étant aussi bien étudié. Sans possibilité d’ouverture, ses détracteurs donnent raison au général de Gaulle puisque « la passion doctrinale, qui fut jadis la source, l’attrait, la grandeur des partis, ne saurait se maintenir en cette époque de matérialisme indifférente aux idéals. N’étant plus inspirés de principes, ni ambitieux de prosélytisme, faute de trouver audience sur ce terrain, ils vont inévitablement s’abaisser et se rétrécir jusqu’à devenir la représentation d’une catégorie d’intérêts. » (Mémoires de guerre, Le Salut, chapitre Désunion, éd. de la Pléiade, p.885)

Guillaume SILHOL – Science Po Aix. ((L’opinion développée n’engage que son auteur et non pas la rédaction.))



4 commentaires

  1. NolNOO dit :

    J’ai pas lu en entier l’article, j’avoue ne pas en avoir eu le courage. Juste un petit quelque chose: le Général est tout sauf un merveilleux écrivain (suffit de parcourir ses Mémoires ou encore Le fil de l’épée).
    Son style est pompeux, foireux, prétentieux, bourré tout azimut de métaphores chiantes et alambiquées. Mettre De Gaulle aux côtés d’auteurs aussi brillants que « Jacques-Bénigne Bossuet, Léon Tolstoï, Paul Claudel, Georges Bernanos et Louis-Ferdinand Céline », c’est donner du grain à moudre pour ceux qui crient au scandale!

  2. AJ dit :

    Pour apprécier le style du Général, il ne suffit pas de « parcourir » ses Mémoires…
    Il faut en effet avoir un tant soit peu de « courage », et surtout pas mal d’intérêt pour la chose. Il faut aussi savoir mettre de côté les a priori (et autres élans iconoclastes stériles) que l’on peut avoir sur l’homme et son œuvre politique pour apprécier le style littéraire des-dites Mémoires. Ce n’est certes pas donné à tout le monde.

  3. NolNOO dit :

    Lol
    premier point grand génie de la chose, quand tu lis des Mémoires, en particulier celles du Général, il est impossible – et la tentative serait stérile – de dissocier l’homme de l’oeuvre. Encore une preuve du côté facétieux de cette affaire!
    deuxième point: fais preuve d’un peu plus de modestie dans ton commentaire. Des remarques du genre « Ce n’est certes pas donné tout le monde » ne font que décrédibiliser ta position. Pas la peine d’être hautain

  4. Guillaume Silhol dit :

    Ayant vu les commentaires sur l’interview des Jeunes Identitaires, je vous sais gré de ne pas (encore) vous étriper verbalement. Brièvement, pour NolNOO qui a trouvé mon article interminable (ce que je comprends), je pense qu’aucune autobiographie n’est faite pour le consensus (saint Augustin comme Michel Leiris y ont fait du « foireux, pompeux, chiant »), mais que le cas des Mémoires du général est précisément intéressant parce qu’il renvoie les lycéens à l’ouverture politique de la littérature (d’où l’énumération d’auteurs qui n’ont que la langue française en commun), AJ marquant un point ici. Il me semble que le retrait du tome 3 des Mémoires n’est, effectivement comme NolNOO pense, défendable que par rapport à d’autres oeuvres dans le genre au programme.


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