Le sportif et le politique

Le sportif et le Politique - Stade Vélodrome


L’occurrence d’une Coupe du monde de football, davantage que d’autres compétitions et disciplines, est l’occasion de lieux communs, de nouvelles discussions sur les mariages de circonstances entre sport de masse et politique. Ce sujet montre des critiques pertinentes à première vue, mais certaines relèvent d’une misanthropie voilée ou d’un dédain autre plutôt que d’un questionnement à proprement parler politique, qui est mon propos ici.


La modernité et le XXème siècle ont consacré le sport comme sphère de loisirs de masse, appropriée aux sociétés dites de consommation, sinon de jouissance, dans un cadre économique et financier récemment davantage imbriqué. Depuis, l’utilisation politique des manifestations sportives de masse a été explicite, proportionnellement à la popularité des disciplines, individuelles ou collectives, et de leur publicité. Munich a été le lieu des Jeux olympiques du nazisme en 1936 et de ceux de la tragédie israélo-palestinienne en 1972, ce qui n’a pas empêché le symbole olympique de luire à nouveau pacifiquement en 2000, les deux Corée défilant ensemble. Communion et confrontation, le sport de masse est assez malléable, tant dans le public que dans les professionnels, en mesure de servir la plupart des idéologies aux intentions diverses. L’universalisme du Mondial de football voulu par Jules Rimet n’a pas empêché l’Italie fasciste en 1934, ou l’Argentine autoritaire en 1978, d’accueillir et de remporter ladite compétition en l’interprétant dans des valeurs assez différentes. On rassemble pour une fête sportive comme on rassemble pour une guerre, parfois à des fins identitaires, ou bien on utilise le sport comme divertissement-diversion, tel le Portugal de Salazar avec son triptyque Fatima-fado-football. Et les hymnes nationaux seraient là pour le rappeler.


Lieux communs inévitables : Silvio Berlusconi au Milan AC, Bernard Tapie à l’OM


Une autre critique vise les masses financières qui ont pris en main le sport professionnel. Lieux communs inévitables, l’évocation des jeux en ligne, des carrières politico-sportives de Silvio Berlusconi au Milan AC et de Bernard Tapie à l’Olympique de Marseille… Moyen de prestige personnel et occasion d’investissements risqués, le milieu sportif permis par un cadre politiquement et économiquement libéral s’épanouit dans de tels canaux, et les joueurs sont accusés, par la nostalgie des petits clubs et la comparaison avec les réseaux amateurs, d’être devenus de cyniques mercenaires ; lieu de pouvoir et lieu d’argent. Professionnalisé, le sport de spectacle brasse de grandes quantités de fonds, davantage dérivés désormais comme publicitaires (150000€ pour trente secondes d’antenne sur TF1 en finale du Mondial), en « merchandising » divers. Peu importent la moralité supposée du jeu, la brièveté des carrières des sportifs de haut niveau, le public hédoniste paie pour un rêve-spectacle très profitable aux fédérations, aux actionnaires et propriétaires des associations. Par ailleurs, les parcours des sportifs et leur potentiel identificatoire suscitent à la marge d’autres polémiques quant à l’ascenseur social qu’est le sport professionnel, ou quant au reflet socio-économique que personne n’y « reconnaît ». La sous-culture sportive revient inlassablement comme refuge d’illusions ou substitut populiste et dangereux selon un élitisme voilé, voie d’insertion malhonnête pour une intolérance cachée.


Or, tout ceci tourne autour de faux problèmes qui ne desservent précisément que le sport.


Idéologiquement conciliant, le sport de masse demeure un loisir, c’est-à-dire une occupation périphérique à l’activité politique attendue des citoyens modernes, s’occupant du corps et des émotions plutôt que de la praxis politique raisonnée. Si la lutte politique s’y insère, elle commet une confusion des fins (l’adversaire extra-sportif), des moyens (le déroulement du jeu plutôt que les ressorts rhétoriques) et des sphères de la vie quotidienne. Aucune opposition sportive ne va au-delà du boycott, qui est une politique négative. Ce n’est pas tant la spécialisation des carrières que la probité et le discernement qui empêchent de tels empiètements. À ce titre, de manière bien plus simpliste que pour les religions dont il s’est rituellement « détaché » et auxquelles il est excessivement comparé dans nos lieux communs, le sport ne peut avoir de politique viable qu’essentiellement négative dans un régime constitutionnellement libéral. Les tissus associatifs y pourvoient, sans avoir besoin de rajouter d’autres missions de service public du spectacle sportif, qui gênent toute évolution culturelle des pratiques. La recherche du prestige dans les pratiques sportives de masse, aussi vaine peut-elle paraître aux observateurs sceptiques, ne doit pas être brimée au risque de faire du loisir une pratique d’Etat, un ersatz de mystique au sens de Péguy. Il n’y a pas de consistance politique dans le sport, seulement en-dehors du stade, comme en témoignent les tentatives de Lilian Thuram. C’est l’absence du jugement éthique qui est à blâmer lorsqu’une expulsion symbolique en plein mondial suscite plus de bruit que le tragique mitraillage du bus d’une équipe nationale pendant la C.A.N., et quand les perdants cherchent leurs pharmakoi.


Nul n’est obligé de s’affaler devant son poste de télévision ou de patienter des heures devant une billetterie.


Quant aux accusations systématiques de dépolitisation voilée, la foire aux vanités ainsi dépeinte n’est certes pas innocente. La fascination pour les « dieux du stade » peut facilement éclipser l’écoute des discours et la participation civique, tout comme l’investissement politique de jeunes est comparé aux réactions houleuses de supporters. À chaque époque son otium populaire pour son negotium libéralisé. Ce n’est certainement pas une excuse pour la dépolitisation, sauf à confondre un effet possible avec des causes multiples, et l’épicurien raffiné est davantage enclin à l’inaction politique d’après sa raison, tels les dansomanes du Second Empire, adeptes d’Offenbach et de Strauss. Permettre à chacun de diversifier les loisirs (infrastructures, informations…) est davantage le problème des politiques du sport, associé à la jeunesse par défaut, alors que le blocage des aspirations données par le milieu social ressort des promesses de l’éducation. Le reste est un château de sable dont nos petits-enfants se déferont probablement à l’ère vidéo-ludique, ou accentueront à outrance dans les paris en ligne. Nul n’est obligé de s’affaler devant son poste de télévision ou de patienter des heures devant une billetterie. Nul n’est obligé d’être un citoyen sincère si le devoir kantien a priori est dédaigné, les conséquences en sont autrement dommageables. Quant au sport, libre à chacun de chercher ailleurs ou non son équilibre, d’y préférer l’entretien narcissique de son propre corps, peut-être plus vain et matérialiste, la pratique des échecs et du qi-gong ou la fréquentation des musées. Plutôt qu’une vie bonne définie et dictée, l’épanouissement personnel et collectif n’est ni citoyen ni jouissif, mais il requiert probablement la possibilité et la garantie du premier comme du deuxième qui en découle.


Guillaume SILHOL, Sciences Po Aix ((L’opinion développée n’engage que son auteur et non pas la rédaction.))



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