L’Irlande, entre élection et hésitation

Alors que l’Irlande est en pleine tourmente politique et économique, IEP Mag vous offre un article particulièrement documenté sur la situation de ce pays et sur son avenir à consommer sans modération.

Qu’elle était verte ma vallée…

Le vendredi 25 février 2011, les Irlandais doivent élire la trente-et-unième Dail Eireann, la chambre basse du Parlement. Par un minutieux calcul des classements sur chaque bulletin, les circonscriptions alignées sur le scrutin uninominal préférentiel dicteront les couleurs du prochain Cabinet pour diriger les vingt-six comités. Une élection législative anticipée et éclipsée par le Tournoi des Six Nations, concluront les Européens aux regards tournés vers le Sud et le Moyen-Orient : est-ce tout ?

En deux décennies, la République d’Irlande était passée de l’exception périphérique ou postcoloniale du vieux continent, après sept siècles de tutelle britannique, à l’enfant gâté et prospère de l’Union Européenne. Ce mythe tint jusqu’en 2008, année du revers référendaire du Traité de Lisbonne et du renversement économique. Ainsi, le Tigre celtique, ce rejeton prometteur, est devenu fils prodigue, de l’exubérance à la repentance ; Brian Cowen est désormais l’homme le plus conspué sur l’île après sir Oliver Cromwell et le Léopold Bloom de James Joyce, un parcours de golf avec le patron de la convalescente Anglo-Irish Bank en guise d’Odyssée. Comment en sommes-nous arrivés là ?

En deux décennies, la République d’Irlande était passée de l’exception périphérique ou postcoloniale du vieux continent à l’enfant gâté et prospère de l’Union Européenne. Puis vinrent les ennuis.

En premier lieu, les deux années passées ont profondément affecté l’état socioéconomique de la République d’Irlande ; le temps des taux de croissance à la chinoise est révolu. Selon les chiffres de 2010, le PIB irlandais a diminué de 7,6 %, tandis que le taux de chômage actuel est estimé à 11,8%. Inutile de préciser, dans ces circonstances, comment sont accueillies les coupes budgétaires dans le secteur public. Néanmoins, elles sont cohérentes dans la lignée des efforts budgétaires du Cabinet Cowen, du refinancement dès 2008 par l’institution NAMA (National Asset Management Agency) de six banques, dont l’Anglo-Irish Bank, à l’accord conclu avec le FMI et sous la supervision communautaire en novembre 2010, le controversé prêt conditionnel de 85 milliards d’euros. Pour l’économie réelle, l’offre immobilière, suralimentée pour favoriser l’accès à la propriété durant les années 2000, fait figure de sumo pour une demande poids-plume, alors que les services évacuent variablement les effets de la récession, par la restructuration ou par la délocalisation, comme DELL et Microsoft. Quant aux étudiants, la perspective de droits d’inscription relevés l’an prochain a convaincu nombre d’entre eux de s’installer aux Etats-Unis, au Canada ou en Australie.

Néanmoins, c’est ce même pays passé en vingt ans du catholicisme au capitalisme, selon Eamon Maher qui écrivait en 2009 que « l’argent est devenu la motivation d’une nouvelle génération d’entrepreneurs et de consommateurs irlandais. » Ainsi, la société irlandaise se décompose ou se recompose avec la crise de l’Eglise catholique, propagée sans la même ampleur aux autres confessions et à l’enseignement. En effet, la crédibilité, sinon la croyance, de cette dernière a effectivement pâti de la publication des rapports Ryan et Murphy en 2009 sur les cas de pédophilie, plusieurs évêques ayant été mis en examen et/ou amenés à démissionner. Il est toutefois probable que les désaffections individuelles et la vulnérabilité des rapports traditionnels entre Eglise et Etat aient précédé et contribué aux dimensions du scandale, plutôt que le rapport de causalité inverse. Parallèlement et par conséquent, certains sujets perdent leur teneur polémique. C’est le cas de l’interruption volontaire de grossesse, que le personnel politique irlandais promeut ou se résignerait à tolérer, alors que la Cour Européenne des Droits de l’Homme a récemment condamné le pays à ajuster sa législation dans ce domaine. Il en va de même pour le partenariat civil ouvert aux personnes de même sexe depuis janvier. Quant à l’éducation, la jurisprudence européenne a également remis en question les critères du système irlandais composé à près de 97% d’écoles confessionnelles sous la charge par les épiscopats catholiques et de l’Eglise d’Irlande (communion anglicane) : ainsi visé est l’article 44 de la Constitution de 1937, qui garantit successivement l’hommage du culte public rendu à Dieu, la liberté absolue de conscience et le financement indiscriminé des établissements scolaires.

Elections

Les circonstances pour une campagne électorale sont donc très différentes de celles de 2002 et 2007. Voilà un mois que Brian Cowen a obtenu, en expédiant le vote de la loi budgétaire, la dissolution-diagnostic de la Dail. Cinq débats entre leaders de partis et diverses attaques ont donné à la campagne des remous assez inhabituels. À deux jours du scrutin, les sondages en ligne de l’Irish Independent et de l’Evening Echo donnent le Fine Gael favori entre 39 et 37%, les travaillistes et le Fianna Fail côte à côte entre 14 et 19%, le Sinn Féin autour de 13% et les Verts à 2%.

Le Fianna Fail sort de quatorze années au pouvoir, onze, dans l’aisance, avec Bertie Ahern et deux et demie, piteuses, avec Brian Cowen au poste de Taoiseach (Premier Ministre). À l’issue d’un renouvellement interne, Micheal Martin, ancien Ministre de la Santé puis des Affaires Etrangères, a pris la tête du parti souvent décrit comme conservateur. Orateur remarqué, le député de Cork doit toutefois tirer sa légitimité des origines révolutionnaires du parti d’Eamon de Valera, Sean Lemass et Jack Lynch, tout en faisant oublier les écueils du gouvernement Cowen, dont il est issu. Son programme, outre la poursuite des mesures d’ajustement budgétaire et d’austérité, a surtout mis l’accent sur des mesures de transparence et l’ouverture du Cabinet à des non-parlementaires. Une critique majeure qui lui adressée concerne la présence de soixante-quatre références à l’économie, mais aucune à l’égalité ou à la pauvreté. Pragmatiquement, le Fianna Fail sortant doit négocier sa survie dans l’éparpillement, avec des promesses et des whips, plutôt que disputer la majorité des sièges.

Micheal Martin (Fianna Fail), Enda Kenny (Fine Gael) et Eamon Gilmore (Irish Labour)

Le parti d’opposition Fine Gael, toujours associé aux alternances depuis 1932, est présidé par Enda Kenny, parlementaire aguerri depuis 1975 et ancien Ministre du Tourisme. Absent au premier débat télévisé, M. Kenny est l’objet de sarcasmes à gauche, comme le montre la couverture du mensuel Village : « Leader or eejit ? [idiot en Irlandais] » Le parti de centre-droit est décrit et se revendique comme « attrape-tout »; il vise d’abord à « renégocier très agressivement » l’accord avec le FMI, pour citer le député de Cork Simon Coveney, alléger la fiscalité sur les entreprises et privatiser le fournisseur de gaz, outre l’éclaircissement en nombre et en traitements de la fonction publique comme des élus.

Du côté des Travaillistes, le député de Dun Laoghaire Eamon Gilmore, ancien syndicaliste et ancien Ministre de la Marine, anime la campagne pour reformuler l’accord avec le FMI, une fiscalité sélective sur les capitaux et la « flexi-sécurité ». En outre, le Labour Party projette le vote sur l’IVG ainsi qu’un référendum sur le mariage homosexuel. Le dilemme probable consistera en la négociation postérieure entre ce dernier et le Fine Gael, selon leurs poids relatifs à la Dail et l’incompatibilité de leurs promesses.

D’autres formations sont en mesure de déstabiliser la formation d’une majorité bleue-rose. Longtemps en bordure, physiquement comme institutionnellement, le Sinn Féin a choisi de faire concourir son président depuis 1983, Gerry Adams, dans la circonscription de Louth. En dépit des controverses personnelles, le temps de la stratégie du fusil et du bulletin semble bel et bien derrière, substitué par un manifeste pour l’intervention de l’Etat dans l’économie au-delà du service public, la taxation progressive et le prolongement des acquis du Good Friday Agreement concernant l’Irlande du Nord. Pour leur part, les Verts ont souffert de leur participation à la coalition gouvernementale jusqu’en janvier 2011 et du manque d’autonomie de leur programme économique ; leur leader John Gormley, épinglé par Village pour son physique « between your brother and Erich Honecker », s’est contenté d’intentions sur les énergies renouvelables et de messages sibyllins sur la décroissance. Enfin, il faut compter avec l’United Left Alliance, coalition trotskyste menée par l’ancien séminariste Joe Higgins et le militant antisioniste Richard Boyd Barrett, au style assez proche d’Olivier Besancenot, ainsi que nombre d’indépendants localement influents tel le sénateur vétéran Shane Ross.

Qu’en sera-t-il de la troisième mi-temps ?

En premier lieu, il est probable que la Constitution de 1937 sera largement remodelée, quelle que soit la majorité. Ainsi, la sénatrice travailliste et professeure de droit au Trinity College Dublin, Ivana Bacik, évoque une réforme de l’Etat dans un sens « séculier, pluraliste : enlever les références les plus archaïques à la doctrine catholique, par exemple la place des femmes à la maison, le devoir des mères, tout cela… » Le scrutin uninominal préférentiel risque ainsi d’être mitigé avec une part majoritaire, quitte à faire le trajet inverse de celui du système britannique. Par ailleurs, bouc émissaire de la fin du cycle Fianna Fail, le Sénat est promis à l’abolition par référendum (Fine Gael, Travaillistes, Sinn Féin), ou à sa substitution par une Assemblée des Citoyens (Fianna Fail, Verts), les nominations par le Taoiseach et des conseils locaux étant sujettes aux accusations de cronyism (clientélisme anglo-saxon). Sans attendre, plusieurs élus de la chambre haute ont battu la campagne pour la trente-et-unième Dail ou pour l’élection présidentielle d’octobre 2011, notamment l’indépendant David Norris, célèbre pour son militantisme en faveur des droits des homosexuels.

Fondamentalement, les largesses du personnel politique et le clientélisme ont largement déstabilisé la crédibilité des partis, ce que laissent transparaître les questions agressives posées aux élus par les électeurs lors des conférences et des meetings. Le taux d’abstention, autour de 30% depuis un demi-siècle, pourrait s’accroître voire rejoindre le niveau français. Chez les jeunes, le pyrrhonisme partisan, exprimé sur les réseaux sociaux ou au pub après une pinte de stout, rivalise avec l’incompréhension face aux annonces soi-disant concurrentes.

Le temps où Eamon De Valera déclarait sonder son cœur pour trouver ce qui était bon pour le peuple irlandais est révolu

Vue de l’étranger, la politique irlandaise est fréquemment une affaire d’histoire, de quel côté était le grand-père pendant la guerre civile ou même ce qu’il ferait à notre place, et l’histoire est essentiellement une affaire de politique, à en juger la sensibilité irlandaise au-delà des manuels et des écoles confessionnelles. Néanmoins, le temps où Eamon De Valera déclarait sonder son cœur pour trouver ce qui était bon pour le peuple irlandais est révolu, et les reliquats du canvassing, le porte-à-porte électoral, ne font plus illusion sur les dimensions extra-insulaires et financières du jeu politique. L’Eire n’en est pas à un paradoxe près, Enda Kenny parvenant par exemple dans une tribune à décrire le Fine Gael comme loyal à l’Irlande seule, européen et internationaliste.

Ceux qui arpentent les berges de la Lee à Cork peuvent voir certains murs endommagés par l’inondation de l’an passé ou une poignée de bâtiments aux toits effondrés laissés en l’état, alors que les boutiques de rachat d’or ont essaimé en centre-ville. C’est pourtant le même Cork pittoresque qui fut capitale européenne de la culture voici cinq ans. Certainement, nombre de couples hibernois continueront à passer le dimanche à la messe et au bookmaker puis au centre commercial et au pub, mais le mirage de l’immortel Tigre Celtique a rejoint les vers de « Disappearing Island » de Seamus Heaney :

Once we presumed to found ourselves for good

Between its blue hills and those sandless shores

Where we spent out desperate nights in prayer and vigil,


Once we had gathered driftwood, made a hearth

And hung our cauldron like a firmament,

The island broke beneath us like a wave.


The land sustaining us seemed to hold firm

Only when we embraced it in extremis.

All I believe that happened there was vision.

Guillaume Silhol, 3ème année à Sciences-Po Aix ((L’opinion développée n’engage que son auteur et pas la rédaction))

Sources

« After the Race », pp.23-26 in The Economist, Février 2011, Vol.398 N°.8721, 90 p.

Heaney, Seamus, “The Disappearing Island”, p.240 in New Selected Poems, Londres: Faber and Faber, 1997, 255 p.

Hot Press, articles et interviews pp.63-84, Février 2011, Vol.35 N°3, 146 p.

IndexMundi, page « Irlande », en ligne le 22 février 2011 sur http://www.indexmundi.com/ireland/

Maher, Eamon, « Irlande : du catholicisme au capitalisme », Etudes, Mai 2009 (Tome 410), pp.583-592.

The Village, Mars-Avril 2011, N°13, 74 p.



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