Le mystère Jerome David Salinger, ou l’écrivain qui détestait être publié

J.D. Salinger

« Ce qui me met vraiment K.O., c’est un livre dont vous aimeriez, lorsque vous l’avez fini, que l’auteur soit un terrible copain à vous, de manière à pouvoir l’appeler au téléphone quand vous en avez envie ».
J. D. Salinger

..


Deux jours avant de recevoir le Prix Nobel de littérature, dans une interview publiée le 6 décembre 2008 dans un journal suédois, J. M. Le Clézio disait qu’il ne s’était jamais remis de l’expérience littéraire que constitue « L’Attrape-cœurs » (« It is unique in the history of literature. I have never recovered from that experience »).

Car bien plus qu’une lecture, poursuivre la route de l’adolescent désenchanté du chef-d’œuvre de J. D. Salinger est une expérience. Voilà un roman sans équivalent écrit par un écrivain incomparable, même si (et, je crois, d’autant plus que) depuis cinquante ans pas mal d’auteurs américains ou même français (prenez le tout récent « Le Cœur en dehors », de Samuel Benchetrit, paru il y a un an et demi chez Grasset) s’en réclament et le prennent comme modèle, comme Bret Easton Ellis depuis son premier livre, « Moins que zéro », en 1985. Depuis la parution de « The Catcher in the Rye » aux Etats-Unis en 1951, beaucoup de lecteurs de seize ans qui se sentent « différents » ne manquent pas de croire être les seuls à comprendre qui est vraiment Holden Caufield. Avec 65 millions d’exemplaires vendus depuis sa parution, des générations entières d’ados se sont ainsi reconnues dans ce garçon paumé qui cherche des raisons d’exister, de se raccrocher désespérément à un monde incompréhensif et incompréhensible.

..

..

Par-delà l’histoire, suivie heure par heure, d’une simple fugue d’un gosse de la bourgeoisie qui se « démarque » dans les rues d’un New-York tantôt sordide et sans chaleur, tantôt clinquant et d’une artificialité désespérante, Salinger a écrit avec une sensibilité et un style d’une intensité prodigieuse une histoire éternelle : celle d’un incorruptible face à la crainte de l’arrivée dans l’âge adulte, face aussi à l’absurdité du monde moderne où sans cesse revient, lancinante, la menace de la « perte de sens ». Avec ce personnage fétiche (également au centre de plusieurs nouvelles jamais éditées du fait de l’interdiction formelle de leur auteur), l’écrivain américain a en vérité inventé un inoubliable antihéros de l’adolescence, représentant par excellence d’une génération d’après-guerre perdue et désabusée.

Véritable classique de la littérature, vénéré aux Etats-Unis bien que critiqué pour certains des thèmes qu’il aborde (prostitution – avec un mineur –, décrochage scolaire, errance solitaire accompagnée de soûleries à l’insu des parents, obsession d’une sexualité à la fois obsédante et « interdite »), « L’Attrape-cœurs », au même titre que les fameuses nouvelles (« Nine Stories », 1953), c’est aussi, je l’évoquais, un style – à la première personne – d’une cohérence exceptionnelle, à tel point que l’on finit par croire que ce damné garçon ne peut pas être une simple figure de papier, qu’il s’agit bien là réellement d’une autobiographie, qui n’a pourtant rien à voir avec le protocole habituel et les règles du genre. Un style sincère, direct, qui multiplie les apostrophes familières au lecteur (le récit commence par la phrase suivante : « Si vous vous voulez que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c’est où je suis né… », une « écriture parlée », saturée de redondances de langue, de tics de langage, foisonnant de commentaires ironiques, sarcastiques voire cyniques, des expressions exagérément dévalorisantes ou au contraire mélioratives (à propos de sa petite sœur Phoebe ou de son frère disparu, Allie), d’images, de commentaires et de comparaisons inattendus, d’un décalage par rapport à la réalité, mais, surtout, surtout, remplie à chaque page d’un argot ô combien exubérant et de tournures familières ou vulgaires inoubliables. Pour preuve, rien qu’à la première page, Holden ne veut pas raconter sa « saloperie d’enfance » et « toutes ces conneries à la David Copperfield », signale que ses parents sont « fichument susceptibles » et que Hollywood « est pas trop loin de cette foutue baraque » où il se trouve en convalescence. Mais pourquoi veut-il écrire ? Juste pour « raconter ce truc dingue qui m’est arrivé l’année dernière vers la Noël avant que je sois pas mal esquinté et obligé de venir ici pour me retaper »…

..

..

Vous voilà interpellé, happé, bousculé, allant de surprise en surprise, sans retenue et sans artifices, par la construction de toutes pièces d’un langage complexe et original, traduisant à chaque ligne la distanciation que travaille Holden pour ne pas que sa sensibilité extrême finisse par prendre le dessus et lui fasse perdre pied, le « tuer », comme il le répète dans une expression favorite révélatrice : Holden est manifestement un cas clinique comme le laisse transparaître son écriture, son caractère, ses commentaires, ses réactions et d’autres indices disséminés ici et là, notamment à la fin du récit. Pour ne pas se laisser achever par la cruauté du désespoir. L’humour est omniprésent, la mélancolie et la lucidité de l’absurde aussi.

Il était aussi célèbre pour son œuvre principale que pour sa nature énigmatique

C’est donc avec une immense tristesse que j’ai appris il y a un an, comme beaucoup d’admirateurs, la mort de Jerome David Salinger, survenue le mercredi 27 janvier. Né le 1er janvier 1919, l’écrivain venait de fêter ses quatre-vingt-onze ans et il était aussi célèbre pour son œuvre principale, roman adulé qui restera l’un des plus grands de la littérature américaine du XXe siècle, que pour sa nature énigmatique et sa décision de ne plus publier et éditer, prise au milieu des années 1960, il y a de cela quarante-cinq ans – choix pour beaucoup franchement inexplicable. Après la parution et le succès presque immédiat de « L’attrape-cœurs », jugeant insupportables sa notoriété et le culte dont son livre fait l’objet, Salinger commence à se refermer sur lui-même. Il s’isole à Cornish, dans le New Hampshire. En 1961, il se sent trahi face aux critiques unanimement sévères et véhémentes d’une série de deux histoires, « Franny et Zooey ». Salinger essaie ensuite toujours davantage d’échapper au maximum à l’exposition et à l’attention publique, notamment à la presse, qui restera sa bête noire, renforçant par là-même la figure mythique qu’il est devenu. Sa dernière publication, « Hapworth 16, 1924 », une nouvelle épistolaire, paraît dans le New Yorker en juin 1965.

Depuis lors, l’écrivain, jusqu’à sa mort, s’est muré dans la loi du silence et de la réclusion volontaire : il n’a rien publié, ni accepté l’édition de certaines nouvelles inédites en recueil, tout comme les propositions d’adaptations au cinéma, les honneurs, les prix et autres distinctions ; il ne répondait pas non plus aux innombrables courriers et aux coups de téléphone de ses admirateurs, accordant seulement quelques rares interviews où il tentait de justifier sa position («C’est ma conviction, assez subversive, qu’un écrivain doit suivre son inclination s’il veut rester dans l’anonymat et l’ombre ») et ses convictions, auxquelles il est toujours resté fidèle : « Le seul souci d’un artiste doit être de tendre à la perfection selon l’idée qu’il s’en fait lui-même, et non selon l’idée que s’en font les autres ». Comme le résumait Etienne de Montety dans Le Figaro en janvier 2008 dans un article intitulé « Salinger l’antisystème » : « Salinger est le cauchemar de l’économie du livre. J. D. Salinger, dont la vie mystérieuse intrigue (comment vit-il ? écrit-il toujours ?), est devenu un symbole. Celui d’un homme tournant volontairement le dos au monde de l’information et de la production. Dans une époque où la littérature s’est rendue au système de la profusion et de l’exposition de soi, ce comportement est devenu exemplaire ».

Plus étonnant encore, le roman semble faire l’objet d’un certain fétichisme de la part de quelques assassins renommés !

Les procès qui ont accompagné les nombreuses tentatives de publication de biographies, de lettres appartenant à une ancienne compagne ont été largement médiatisés (Salinger s’opposant fermement à toute forme d’intrusion dans sa vie privée), et les ouvrages (notamment le livre de sa fille Margaret Ann Salinger, publié en France en 2000 sous le titre « L’Attrape-rêves »), les documentaires (« L’Attrape-Salinger » de Frédéric Beibeder et Jean-Marie Périer) les films (« A la rencontre de Forrester » de Gus Van Sant ou encore « Jusqu’au bout du rêve » de Phil Alden Robinson) s’inspirant ou mettant nominalement en scène le « personnage littéraire » Salinger ont souvent fait la une de l’actualité littéraire et cinématographique. En musique, les références sont innombrables : tout le monde connaît en France le tube d’Indochine « Des fleurs pour Salinger » (album « Le baiser », 1990) ; un groupe punk, The Wynona Riders, intitula un de ses albums « J. D. Salinger » ; c’est également le livre préféré de Frank Iero, guitariste de My Chemical Romance, qui donna le nom de l’école d’Holden Caufield (Pencey Prepatory) à son ancien groupe Pencey Prep – beaucoup de chansons sont inspirées du livre ; la chanson « Catcher In The Rye », sur le dernier album du groupe de hard rock Guns N’ Roses, « Chinese Democracy », fait directement référence au roman… et en France, il existe un groupe français de pop rock baptisé Holden. Plus étonnant encore, le roman semble faire l’objet d’un certain fétichisme de la part de quelques assassins renommés ! Mark Chapman, le célèbre assassin de John Lennon, en avait un exemplaire dans sa poche, et les policiers qui l’arrêtèrent y découvrirent une dédicace de l’ancien fondateur des Beatles, signée quelques heures plus tôt, ainsi qu’un étrange mot de Chapman lui-même : « Pour Holden Caufield. De la part d’Holden Caufield. Voici mon témoignage« . Son souhait en opérant ce meurtre, a-t-il expliqué à la police, était que chacun lise un jour le roman, affirmant que les réponses à son acte s’y trouvaient. John Warnock Hinckley Jr., auteur d’une tentative d’assassinat sur le président Ronald Reagan en mars 1981, état aussi un fervent lecteur de «L’Attrape-cœurs ».

En attendant de nouvelles parutions d’hypothétiques manuscrits écrits ces quarante-cinq dernières années et restés dans un coffre-fort, le premier « anniversaire » de la disparition de l’écrivain ke plus énigmatique de son temps est l’occasion de relire cette oeuvre culte. Eric Neuhoff, sur le site internet du Figaro, confiait ce très bel hommage à Salinger quelques heures après l’annonce de sa mort : « Il nous reste ses livres. Ils ont presque un demi-siècle. Ils sont indémodables. À cause de lui, tous les garçons des années 1950 ont rêvé d’être renvoyés du collège trois jours avant Noël. On continuera longtemps de se demander avec Holden Caulfield où vont les canards de Central Park, quand le lac est gelé en hiver. Ses lecteurs essayaient d’adopter son argot inimitable, cette façon de dire «vieux» à tout bout de champ, de brouiller les cartes («Je suis le plus épouvantable menteur que vous ayez vu dans votre vie»). Quant à la phrase finale de L’Attrape-cœurs, ils la connaissent par cœur : « Je savais vraiment pas quoi en dire. La vérité c’est que je ne sais pas quoi en penser. Je regrette d’en avoir tellement parlé. Les gens dont j’ai parlé, ça fait comme s’ils me manquaient à présent, c’est tout ce que je sais. Même le gars Stradlater par exemple, et Ackley. Et même, je crois bien, ce foutu Maurice. C’est drôle. Faut jamais rien raconter à personne. Si on le fait, tout le monde se met à vous manquer« .

..

Sébastien Marrec – Sciences Po Rennes.

..



Commenter