Cinémas et Révolutions

Le cinéma peut-il être un signe avant-coureur d’une révolution politique ? On peut dire en tous cas que le cinéma révèle l’état de maturité d’une société, à travers les thèmes évoqués dans les films. Rien ne le montre mieux, ces temps-ci, que l’actualité du cinéma iranien et parallèlement de la répression et de la censure que ces cinéastes subissent.

Le dernier film d’Asghar Farahadi, Une séparation , résume de façon extrêmement lucide l’état de la société iranienne actuelle. Il met en scène un drame intime, qui prend des actions de tragédie grecque. Un couple divorce : Simin, la femme, quitte Nader qui a refusé d’émigrer avec elle. Nader engage donc, pour son père atteint d’alzheimer, une aide-soignante, Razieh, qui a accepté le travail sans l’accord de son mari, un homme psychologiquement instable. Lorsque Nader rentre un soir, il retrouve son père ligoté au lit. Razieh a dû s’absenter et l’a ligoté pour qu’il reste à l’intérieur. Nader la chasse, elle se trouve mal dans l’escalier, et fait une fausse couche dans la nuit. Elle va alors accuser Nader de l’avoir fait tomber dans l’escalier et d’être responsable de sa fausse couche. A ce moment, le drame bascule dans le fait divers.

 

“Farhadi nous oblige à questionner notre position de spectateur”

Le film est construit en deux grands mouvements : dans le premier, nous assistons à l’enchaînement des faits, et dans le deuxième, nous cherchons justement à reconstruire les faits, en cherchant à se souvenir de ce qui nous a échappé : Nader a-t-il entendu la conversation entre l’aide-soignante et le professeur de sa fille, où elle évoquait sa grossesse ? Farhadi nous oblige donc à questionner notre position de spectateur, et surtout, nous force à ne pas être un spectateur passif : il nous oblige à mener une enquête pour reconstituer les faits. Un cinéma qui propose une telle démarche intellectuelle, est un cinéma profondément politique puisqu’il force le spectateur à douter de ses certitudes. Les dilemmes qu’il fait vivre à ses personnages, dire la vérité ou mentir, partir ou rester, Farhadi nous les fait vivre, en tant que spectateur. Le quatuor formé par les acteurs est également intéressant : deux couples, l’un appartenant à la classe moyenne et en plein divorce (Nader et Simin) et l’autre d’une classe plus populaire (Razieh et Hodjat). Il se profile peu à peu un lien entre les deux personnages féminins, malgré leurs différences, marquées par leur style vestimentaire : comme le montre Marjane Satrapi dans Persepolis, Simin porte un simple foulard, symbole de modernité et s’apprête à divorcer. Razieh, elle, porte le voile intégral, et reste ancrée dans des principes religieux rigides mais qui lui donneront finalement une grandeur finale, au moment de son refus de parjurer sur le Coran.

“Les personnages féminins représentent les différentes positions possibles face à une société rigide”

Or, les deux personnages féminins, qui représentent les deux faces de l’Iran et la fracture sociale, se rejoignent dans leur volonté de résoudre, de n’importe quelle façon que ce soit, leurs problèmes. Face à la fierté mal placée de son mari,

Simin se résout à le quitter et à choisir la solution de la fuite. Razieh, pour aider son mari à régler ses dettes, accepte un travail sans son consentement et espère ensuite pouvoir récupérer l’argent du procès contre Nader, en l’accusant d’être responsable de sa fausse couche. Les personnages féminins représentent donc les différentes positions possibles face à une société rigide et enfermée dans des principes frustratoires : seuls sont possibles la fuite, mais encore faut-il être de la classe moyenne et en avoir les moyens, ou les arrangements. Là où Farhadi montre vraiment l’état de crise de la société iranienne c’est lors du refus final de Razieh de parjurer : elle a un doute sur la raison de sa fausse couche car elle s’est faite renverser le jour d’avant par une voiture. Est-ce sa chute dans l’escalier ou son accident dans la rue qui lui a fait faire une fausse couche ? Lorsque Nader lui demande de jurer sur le Coran si elle est sure d’avoir fait une fausse couche lors de sa chute dans l’escalier, elle ne peut mentir. Voilà l’état de la crise : la société iranienne est régie par des normes morales et religieuses impliquant la recherche de la vérité brute et le rejet du mensonge sous toutes ses formes, mais cette société ne peut proposer à ses citoyens que des arrangements avec justement les principes qu’elle affirme. Mais il est clair que lorsque des films tels Une séparation paraissent, c’est-à dire des films qui proposent une critique si fine de la société iranienne, tout en faisant appel à l’intellect du spectateur, c’est qu’une telle société est fin prête pour une révolution politique. Un dernier exemple pour cela : il y a deux ans était sorti Femmes du Caire, film égyptien, qui évoquait courageusement la situation des femmes, et qui montrait une scène d’avortement qui n’aurait peut-être pas été montrée dans un film occidental. Deux ans plus tard, Moubarak était renversé. A quand la révolution iranienne ?


Lola Jordan – Sciences Po Aix.

 



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