La bisexualité pour les nuls

 

Venant de la part d’individus qui ont vécu une expérience très personnelle de la marginalisation et de l’exclusion, on pourrait s’attendre à une certaine ouverture d’esprit sur les questions d’identités sexuelles dans la communauté gay. Je ne dis pas que le coming out (terme fourre-tout, désigne le processus qui mène un sujet d’un point A, stade où il se pense hétérosexuel, à un point B, où son identité sexuelle est supposée être acceptée/assumée) est forcément un grand moment d’humiliation personnelle que tout gay doit expérimenter, l’univers regorge d’exemples de coming-out réussis dans la sérénité. Chaque gay (mettons nous tout de suite d’accord sur ce terme: par gay, j’entends tout être humain non-hétérosexuel) a dû accepter de remettre en question l’image qu’il avait de lui-même, envisager que son futur n’aurait pas la même tête que ce qu’on lui avait prédit, comprendre que la sexualité n’est pas quelque chose aussi simple qu’une addition un homme + une femme. En théorie, un(e) bisexuel(le) est un gay parmi d’autres. Sauf que, passé le jour de la GayPride où tout le monde est choupi et peut porter un string en cuir sur la voie publique, être bisexuel craint.

 

Prenez une série gay (ça existe). Au hasard, The L Word (parce qu’on ne s’en remettra peut-être jamais vraiment). Une dizaine de personnages récurrents, et UNE bisexuelle. En six saisons, Alice est sortie avec un homme, qui se prend pour une lesbienne d’ailleurs. Quelques blagues récurrentes autour de son indécision, et l’affaire est dans le sac, pas besoin de s’étaler sur cette dégoûtante aptitude à apprécier un rapport sexuel avec un homme aussi bien qu’avec une femme. Et puis elle ne tombe amoureuse que de femmes, c’est pardonnable.

 

Ce qui résume bien l’idée que la communauté gay se fait de la bisexualité. Annoncer au milieu d’un bar gay que vous êtes bisexuel ne vous condamne pas à la lapidation publique, mais il est franchement plus facile d’oublier de mentionner certains aspects de votre vie pendant les présentations. Parce que vous n’avez pas forcément envie de conter votre épopée personnelle, de devoir justifier le statut que vous vous êtes choisi, de répondre aux mêmes questions encore une fois (même pas une préférence pour un des deux?). Je ne préfère pas connaître la proportion de lesbiennes capables de répondre « je ne pourrais jamais coucher avec une bisexuelle. Imagine qu’elle me quitte pour un homme? ». Ni la proportion d’hommes capables d’avoir la même réaction (notez que la situation est tout à fait valable pour les garçons). C’est bien connu, le bisexuel est un assoiffé de sexe. Si ce n’était pour coucher avec deux fois plus de monde, pourquoi ferait-il ça?

 

On retrouve, à propos des bisexuels, la plupart des stéréotypes que l’imaginaire collectif a formé sur les gays: insatiables, instables, ils veulent capter l’attention. En y réfléchissant, il n’est pas si étonnant que ça de voir la communauté gay reproduire à l’encontre d’une minorité les comportements que ses membres ont pu essuyer au cours de leur vie. Ils répondent, après tout, à la même logique d’inclusion/exclusion.

 

L’expression « communauté gay » ne désigne pas l’ensemble des individus gays. Tu peux toujours être gay, avoir cinquante amis gays, et ne pas lui appartenir. La communauté gay, c’est un milieu gay organisé qui s’identifie comme tel. Concrètement, un groupe relativement stable de personnes qui se connaissent plus ou moins et font des activités en commun. Principalement sortir dans les mêmes boîtes le samedi soir, et participer aux mêmes associations de lutte contre l’homophobie/le SIDA/pour la Gay Pride. C’est un espace où la norme n’est pas hétérosexuelle. Bien sûr, puisqu’on y rencontre d’autres gays, on y drague et on fornique à tout va. Mais, pour beaucoup, c’est aussi une seconde famille. Les transgenres (toutes ces personnes dont tu ne saurais pas dire quel est leur sexe si on te le demandait: les transsexuels, à la transition achevée ou non, les travestis, les intersexuels, et toutes ces personnes qui ne ressentent pas le besoin d’être simplement une femme ou un homme) sont l’exemple le plus  »visible » de l’ouverture d’esprit de la communauté: ici, ton identité sexuelle n’éclipsera pas ta personnalité. Rien de plus simple que de s’y intégrer. Quelque soit ton âge, ton cursus scolaire et professionnel, tes origines (tu peux même être vosgien, on te le pardonnera), il suffit de te pointer dans un des lieux de rendez vous de la communauté (i.e un bar/une boîte/un local associatif), d’annoncer ou non la couleur (personne ne te posera la question), des gens essayeront immédiatement de faire ta connaissance. Pas seulement dans la perspective d’une chope, d’ailleurs. La communauté est avant tout un milieu confortable et solidaire, en contraste avec un quotidien très hétéro-centré.

Le bisexuel, c’est un peu un traître à son sang: cette personne qui peut faire semblant d’être  »normal »

Forcément, au milieu de cette belle ambiance, le bisexuel peut faire un peu tache. Le bisexuel, c’est un peu un traître à son sang: cette personne qui peut faire semblant d’être  »normal » et qui fricote avec des hétéros, ces êtres qui voudraient nous imposer leur mode de vie. La communauté gay a développé ses propres codes, son langage, sa culture, son humour. La bisexualité et toutes les ambiguïtés qu’elle comporte plombent un peu l’ambiance : difficile de continuer à jouer sur l’inversion des codes, quand on discute avec quelqu’un qui leur échappe.

 

Le  »rejet » de la bisexualité a une autre explication, un peu bête et méchante, triste surtout: Combien de gays n’ont pas essayé de penser la sexualité comme quelque chose d’un peu plus subtil que la recherche d’une addition homme+femme (par exemple, la rencontre de deux personnalités?), et se sont simplement octroyé un genre de statut dérogatoire ( »ok, pour moi ça sera homme+homme /  femme+femme »)? C’est leur droit. Mais je trouve dommage que l’on puisse adopter ce genre de raisonnement, parce qu’ils nous définissent d’entrée comme marginaux. C’est considérer qu’il existe des catégories de sexualité dans lesquelles on devrait pouvoir ranger les individus. « Bisexualité » serait la case des emmerdeurs, ces gens incapables de se décider. Ces gens qui pourraient remettre en questions tant jolies certitudes si l’on s’arrêtait un peu trop longtemps pour y penser : et si le genre n’avait aucun rapport avec les sentiments qu’une personne peut vous inspirer ?

Devinez quoi : personne ne vient toquer à votre porte pour vous dire que votre amitié pourrait être un peu plus que ça.

Quelle est la proportion de gays dans la population ? Cette question, c’est l’équivalent LGBT (Lesbiennes-Gays-Bisexuels-Transgenres) du sempiternel article de fond  »Les hommes préfèrent-ils les rondes ? ». Les estimations varient de 1 à 10%, selon un nombre infini de critères : a-t-on directement interrogé un échantillon (quelle proportion de menteurs, ou de refoulés qui s’ignorent?) ? Milieu rural ou urbain ? Etait-ce une question directe (sérieusement ?  »êtes-vous gay ? ») ? Quelle combinaison de questions, et quelles réponses leurs correspondant, sont supposées révéler votre sexualité (genre, quoi ?  »aimez-vous faire du shopping ? ») ? Il est presque étonnant que la TQSS n’utilise pas plus souvent ce parfait exemple de l’ineptie des statistiques. Concernant les bisexuels, la question est encore plus difficile : si le nombre d’homosexuels qui s’ignorent peut être considéré comme relativement réduit (difficile d’ignorer que l’on a une préférence très marquée pour un genre – même si l’on pourrait faire une thèse sur le sujet), il en va tout autrement des bisexuels. Lorsqu’on vous a appris toute votre vie qu’une attirance forte pour un membre du sexe opposé est de l’amour, alors qu’une attirance forte pour quelqu’un du même sexe est une très bonne amitié, lorsque l’on a intégré ces données, pourquoi les remettre en question ? Devinez quoi : personne ne vient toquer à votre porte pour vous dire que votre amitié pourrait être un peu plus que ça. A moins de tomber profondément amoureux/se de quelqu’un du même sexe (presque contre votre gré), auquel cas il vous faudrait bien vous rendre à l’évidence, vous pourriez très bien être bisexuel. Le monde entier pourrait très bien être bisexuel, sans trop le savoir. Nous vivons dans une société qui ne l’envisage pas, qui ne se pose pas la question. Mais admettre qu’il existe des individus capables d’aimer leur partenaire indépendamment de son genre, et que ces individus ne sont pas des exceptions, ce serait prendre le risque de devoir tous nous remettre en question. Risque que peu de gens sont prêts à prendre. Risque d’autant moins absurde aux yeux des gays, qui ont déjà dû changer l’image qu’ils avaient d’eux même une fois dans leur vie.

 

Dans notre société, qu’on le veuille ou non, l’identité sexuelle est un enjeu personnel et politique. La bisexualité bouleverse les codes parce qu’elle remet en cause l’opposition classique du féminin et du masculin. Codes que les gays aussi bien que les hétéros ont intégrés. Ne pourrait-on pas imaginer qu’il soit possible de les faire évoluer ? N’engendrent-ils pas assez de souffrance chez toutes ces personnes qui croient ne pas correspondre à une norme fictive ? Et tous ces gens qui, confusément, pressentent que quelque chose ne va pas, qu’il y a un décalage entre l’image qu’ils doivent renvoyer aux autres, et ce qu’ils sont ? Nous devrions tous nous sentir concernés par ces questions : directement ou non, elles affectent nos vies.

 

Johanna J-A. – Sciences Po Strasbourg

 



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