Depuis près de neuf ans, le bistrot-mémoire de Rennes permet aux personnes concernées par la maladie d’Alzheimer (aidants, familles, malades) de se retrouver autour d’un café. L’échange se veut libre, l’ambiance conviviale. Objectif : briser l’isolement, à la manière d’un vrai bistrot. Reportage d’un étudiant de Sciences Po Rennes.
« C’est la trêve des confiseurs, même à l’UMP ! » Claude a le sourire en coin et les yeux plissés en montrant la petite boîte de chocolat qu’il a amenée. Fier de son calembour. Amusée, Marie-Hélène Lebreton regarde l’homme de 75 ans s’asseoir, l’air bienveillant. Marie-Hélène est psychologue et travaille à l’association Bistrot-mémoire de Rennes, dont elle est la seule salariée. Ce mercredi 19 décembre, au carrefour de la rue Dupont des loges et de la rue Sauveur, le café « Chez Mama’ï » accueille son dernier bistrot-mémoire de l’année. Comme Claude, une douzaine de personnes sont réparties autour des petites tables rondes et carrées du café, à être venus pour cette dernière.
Chaque mercredi, de 15h à 18h, l’association accueille les malades d’Alzheimer, leur famille et les aidants dans une partie du bistrot pour échanger. Bientôt neuf ans que cela dure. Le bistrot-mémoire de Rennes a été créé en janvier 2004 par Irène Sipos, directrice de la maison de retraite Saint-Cyr à Rennes, et Isabelle Donnio, directrice de l’Aspanord (association d’aide et de soins infirmiers à domicile intervenant dans un secteur au nord de Rennes). Depuis, le concept a fait son chemin et de nombreux bistrots-mémoire sont apparus en France. « Malgré tout ce qui existait avant, les gens n’allaient pas vers les dispositifs, explique Marie-Hélène. Le bistrot-mémoire, c’est convivial, pas médical. »
Suisse, fusillade et calculatrice
Ici, pas de long discours. « On parle de la pluie et du beau temps », confirme la psychologue. Le plus souvent, un thème est au cœur de ces trois heures de discussions, mais aujourd’hui, c’est conversation libre. Et avec Claude, les sujets s’enchaînent aussi vite qu’il propose ses chocolats. On parle aussi bien du logement en Suisse que de la fusillade de Newton aux Etats-Unis – « Les armes, c’est dans leur culture. C’est un pays violent » – ou encore de mathématiques. « Les jeunes ne savent plus compter sans leur calculatrice. Au moins, ils savent rendre la monnaie », glisse t-il dans un sourire.
Claude était professeur de physique-chimie. Cela fait deux ans qu’il a découvert le bistrot-mémoire. Sa femme est atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle a 73 ans et est hébergée dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) depuis six mois. Pendant plus de six ans, « 24 heures sur 24 », Claude a joué le rôle d’aidant auprès d’elle alors qu’ils étaient séparés. « Aujourd’hui, elle croit qu’on est toujours ensemble », souffle t-il, recroquevillé dans sa chaise. « L’infirmière m’a dit qu’elle finira grabataire. C’est triste. » Marie-Hélène ne peut que confirmer. Un silence s’installe, le temps que le thé de la psychologue soit servi. Puis Marie-Hélène reprend : « Claude, c’est un fidèle. Il vient toutes les semaines. » « Venir ici, ça permet de relativiser », justifie–t-il.
« Le sapin » d’Andersen
En pleine discussion, une femme en polaire rouge s’approche de la table, un bouquin à la main. « Je peux lire mon conte ? », demande–t-elle à Marie-Hélène. Il s’agit de Marie, l’une des trois bénévoles présents ce jour-là. Elle s’est proposé de lire « Le sapin », un conte du Danois Hans Christian Andersen. Pendant quinze minutes, le silence se fait, ou presque, « Chez Mama’ï ». La nuit qui tombe, la lumière tamisée qui s’échappe des appliques rondes placées aux quatre coins de la pièce, les murs ocres donnent la sensation d’être auprès du feu. A l’image des enfants, tous écoutent l’histoire de ce sapin qui voulait grandir et quitter sa forêt. Des applaudissements viennent clore cet instant. Pendant quelques minutes, on parle sapins et contes. Naturel. Les tables se rapprochent, certains changent de place. Marie-Hélène avait prévenu : « C’est un bistrot, il y a des allées et venues. »
Marie-Madeleine s’assoit à côté de Claude. Elle aussi est bénévole au bistrot-mémoire. Cheveux courts, lunettes assorties à son collier, gilets gris, Marie-Madeleine est élégante. Du haut de ses 87 ans, elle ne manque pas d’énergie. Elle a découvert le bistrot-mémoire fin 2004, alors qu’elle venait d’emménager à Rennes, elle qui vivait jusque-là en périphérie. Son mari, aujourd’hui décédé, souffrait de démences fronto-temporales qui pouvaient le rendre agressif et qui lui ont fait perdre tout sens commun. Elle s’en est occupée « non-stop » jusqu’à ce qu’elle se casse le col du fémur. « Là, je me suis dit : « Ma vie conjugale, c’est terminée. La vie à la campagne aussi« . » « J’ai vu mon univers s’écrouler », résume-t-elle sans se plaindre. Car cet incident lui a aussi permis de déculpabiliser : « Ça a été un soulagement. Je pouvais me reposer sans avoir mauvaise conscience. »
Au bistrot mémoire, elle est venue chercher de l’écoute, rencontrer des personnes qui ont traversé la même expérience. Désormais bénévole, elle continue d’écouter. « Je ne donne pas de conseils. On doit amorcer une discussion, pas faire un speech. »
« Bonjour la foule ! »
Vers 17h, alors que le bistrot se désemplit au compte-gouttes, deux femmes poussent les portes de l’établissement. Cathy et sa mère, Suzanne, atteinte de la maladie d’Alzheimer. « Bonjour la foule ! », lance la vieille dame à l’assemblée. Une salutation tonitruante en décalage avec l’attitude qui est celle de Suzanne pendant plus d’une heure. Sur sa chaise, elle boit son café, mange un chocolat, puis deux. « Je suis une gourmande », glisse t-elle en prenant une autre friandise. Avec un mouchoir, elle s’essuie les lèvres. Puis recommence de nombreuses fois. Malgré les tentatives de Marie-Madeleine, Suzanne a dû mal à rester dans une conversation. Elle regarde ailleurs, pousse une chaise, sourit. « Malade ou aidant, on est isolé. » Avec Suzanne, les propos de la bénévole prennent tout leur sens. Pendant ce temps-là, Cathy discute avec Marie-Hélène, Mireille et Michel, les deux autres bénévoles. Sa mère s’impatiente et tape sur le sol avec sa jambe. Elle ne comprend pas pourquoi sa fille ne veut pas qu’elle prenne un autre café. Cathy a les traits fatigués mais n’envoie pas balader sa mère.
Au moment de quitter « Chez Mama’ï », Suzanne tend son bras pour dire au revoir. Sa poignée de main est chaude. Dans son manteau bleu, qui paraît trop grand pour elle, elle souhaite « tout plein de bonnes choses et un joyeux Noël. » Mais Suzanne devra patienter, sa fille « est une bavarde ». Les conversations s’éternisent alors que chacun s’est habillé pour partir et que les tasses sont vides depuis longtemps. Pas de doute, on est bien au bistrot.
Alexandre Blaise – M2 Journalisme à Sciences Po Rennes.
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